Chrétiens arabes

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Voilà une alliance de mots qu'une oreille non avertie trouverait stupéfiante et qui désigne un des phénomènes d’acculturation les plus singuliers de tous les temps. Commençons par l'alliance des mots : le métissage culturel et l'acculturation permettent une véritable rêverie sur les mots et sur les noms, et celle que suscite l’alliance entre «arabe» et «chrétien» en est une, et assez forte. Car, pour l’imaginaire, il y a dans chacun de ces deux mots un contenu violemment réfractaire à celui de l’autre à cause de l’appartenance de l’adjectif «arabe» au champ sémantique de l’islam. Les faire tenir ensemble serait comme de marier deux métaux non miscibles. Il y aurait là comme une impossibilité d’ordre chimique ou logique à moins d’évoquer quelque chose de très antique, tels ces royaumes bédouins hellénisés d’avant l’islam et qu’on se saurait comment se représenter. Pourtant, et c’est là justement le plus remarquable, le mélange en question n'est pas seulement de l’ordre des mots, il existe effectivement et dans la réalité la plus quotidienne. Les bédouins en caftan processionnant pour la fête de Saint-Élie dans les villages de la Bekaa libanaise, les messes byzantines dites dans la langue du Coran dans toutes les villes d’Orient, tout cela, qui est bien réel, ressortit d’une beauté qui naît de mélanges improbables, rares, oubliés ou ignorés, d’éléments en apparence contradictoires. Le métissage des cultures devient ici question d’esthétique. Mais la beauté de ces mélanges se trouve aussi ailleurs, sur les murs des églises et sur les pages des manuscrits où les enluminures syriaques ou coptes se sont petit à petit imprégnées de l’art islamique. Si les melkites et les maronites ont réussi à conserver les principales règles de l’art byzantin, les églises monophysites, elles, ont franchement modifié les leurs et infléchi le traitement de l'image dans le sens maniériste et effilé par lequel se caractérise l'art du dessin arabe, parvenant ainsi à représenter dans leurs enluminures toute l'imagerie chrétienne dans des formes fortement influencées par l'art islamique. A tel point que l'on y prendrait parfois facilement le Christ ou les Évangélistes pour des personnages des Mille et Une Nuits, ce qui constitue, dans l'histoire de l'art, un exemple extrême de métissage formel.

Les arabes chrétiens ne sont pas seulement, et à leur corps défendant, source d’émotion esthétique. Ils sont un produit actif de l’Histoire. Et, pour surenchérir, rappelons que certains d’entre eux comptent parmi les Arabes israéliens, une catégorie qui, dans un autre genre, représente aussi une extraordinaire alliance de contraires apparents et que ne peut surpasser que celle, non moins réelle, quoique moins ouvertement revendiquée, de juifs arabes (voir «Juifs arabes»).

La synthèse n'a pas dû être toujours évidente à vivre pour ces chrétiens qui épousent les mœurs et la langue de l'islam dès le VIIIème siècle, sans pour autant se convertir. Pourtant, leur rôle fut d’importance. Ce sont des chrétiens qui entreprennent la traduction des philosophes grecs vers l'arabe. Ce faisant, ils contribuent à l'un des moments capitaux de l’histoire de la pensée puisque c'est grâce à eux que les grands philosophes arabes auront accès à l'œuvre des Anciens. Ils sont également présents dans le débat d’idées de l'époque abbasside, et l'un d'entre eux sera le maître de Ghazali. Parallèlement, ils jouent un grand rôle à la Cour omeyyade puis abbasside puisque le personnel qui entourait les califes était en grande partie chrétien. Mais leur rôle le plus important, c'est à l'époque moderne que les chrétiens arabes le joueront. Ce sont eux qui commencent à formuler, à partir du XIXème siècle, les idées qui allaient aboutir à la constitution d'une pensée arabe laïque et, paradoxalement, du nationalisme arabe, voire même à l'invention de l'idée de nation arabe, une nation dans laquelle serait subsumées et transcendées les différences religieuses. Les chrétiens arabes sont en ce sens l'exemple le plus frappant d'un groupe que son acculturation aura poussé à l'élaboration d'une idée politique nouvelle non seulement pour lui mais pour l'ensemble de la société au sein de laquelle il vit.

Si l'échec de ce projet est certain aujourd'hui, le succès des chrétiens arabes à l'époque moderne prend place dans le champ de la littérature et de la culture, dont le renouveau leur est dû dans une large mesure. Même s'il paraît souvent à la limite de la contre vérité d’omettre de signaler que les musulmans y eurent aussi forcément leur part, la plus grande revient aux chrétiens qui, en renouvelant la langue arabe à partir du milieu du XIXème siècle, ont réussi à la désacraliser, à la séparer de la religion et à la rendre apte à dire le monde moderne. En cela, et très curieusement, ils sont eux-mêmes les héritiers et les descendants des grands novateurs (poètes et prosateurs) du temps des Omeyyades, des Abbassides et de l’Andalousie, dont ils ont en un sens continué le combat contre la momification de l’arabe en langue sacrée. Est-ce là une revanche sur l’Histoire qui leur a imposé de vivre dans une langue qui ne fut pas toujours la leur et qu'ils ont fini par dévergonder, et dans une culture qu'ils ont toujours rêvé d'ouvrir à l'influence et l'insémination des autres ?